Sous-traitants ou cœur de métier?

Les mots sont puissants. Depuis plus de 50 ans, le vocable horloger parle des branches annexes pour désigner les fournisseurs. Il est grand temps de parler de cœur de métier, d’environnement professionnel plutôt que de sous-traitants.

Par Joël A. Grandjean

Au cours de ces dernières décennies, dès la reprise d’après la crise du quartz, l’horlogerie n’a cessé de s’anoblir. Du moins, en ce qui concerne son vocabulaire.

De la petite main au doigt d’or

Ainsi, les petites mains sont devenues des doigts d’or, les moteurs des calibres et les modules additionnels des complications. Puis les usines sont devenues Manufactures, bien que leurs dimensions manuelles s’y réduisent comme peau de chagrin et que leur verticalisation des tâches s’apparente à du travail à la chaîne. Quant aux dextérités artisanales, elles ont enfin été hissées au rang de métiers d’art.

Etonnamment, à l’heure où l’industrialisation battait son plein et que l’industrie tendait vers des volumes toujours plus conséquents, les discours marketing se sont luxifiés, terroirisés, générant des flux d’afficionados: les images bucoliques de fermes horlogères-paysannes et de micros rivés à l’œil des horlogers sont quand même plus sexy que les huiles grasses des opérations de fraisage ou les doigts noirs des polisseurs. Même les parents d’aujourd’hui sont plus enclins à agréer la recrudescence de vocations horlogères chez leurs jeunes. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, on décourageait ses enfants d’exercer ce genre de métier, et si l’on s’y résolvait, c’était souvent parce que ces études coûtaient moins cher.

De l’ombre à la lumière

Les familiers des allées soft-industrieuses du salon EPHJ le savent. De plus en plus de passionnés et d’amateurs éclairés, collectionneurs en tête, font le déplacement à Palexpo Genève afin de vivre comme un privilège initiatique, l’opportunité d’aller guigner derrière le rideau. Et d’y dégoter ici une compétence technique, là un éclairage pratique voire une émotion personnalisée. Ce phénomène est en cours. Le rêve véhiculé par les marques s’est donc peu à peu enrichi d’une dimension backstage qui est à l’horlogerie ce que les jam sessions sont au Montreux Jazz.

Le salon est devenu un festival de convivialités sectorielles, où les stars médiatisées, très souvent les marques et leurs dirigeants, se mêlent aux foules industrieuses, riches, volontaires, innovantes: ces talents de l’ombre, cultivant la discrétion, le sens du service, l’amour de leurs métiers et la passion pour l’ingéniosité. Et c’est dans le secret de leur milieu – le salon EPHJ reste réservé à environ 20’000 professionnels – que l’on puise le sens réel de la brillance des marques et de leurs produits finis. Comme le professe Vincent Daveau, horloger de métier et journaliste reconnu «L’EPHJ est le seul salon qui regarde le futur de l’horlogerie avec intelligence.»

Dimension culturelle

Finalement, le summum c’est l’UNESCO qui vient d’accueillir sur sa liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, les savoir-faire en mécanique horlogère ainsi que la mécanique d’art. Ce 16 décembre 2020, après une procédure de 18 mois, le cambouis entre soudain au panthéon de la conscience universelle. Mais la véritable victoire se situe intra muros: pour la première fois dans son histoire en Suisse, l’horlogerie est culturelle et plus seulement économique ou exportatrice, puisque la candidature UNESCO a été portée par le département fédéral de la Culture. Il était temps! Sur un plan géographique, c’est au passage la reconnaissance d’un arc particulier, d’un terroir distinct. Un couloir majoritairement francophone qui n’est plus prisonnier de ses escarpements naturels, mais qui peut s’adonner pleinement à son rayonnement international.

Locomotive horlogère

L’autre particularité de l’horlogerie, c’est que c’est une meneuse, une embellisseuse et parfois une emprunteuse. Elle est d’abord, en tout cas ici en Suisse, une locomotive de pointe, fiable et robuste, à laquelle se raccordent facilement les wagons de la haute précision. Les secteurs des autres microtechniques, dont les principaux sont l’automobile, le spatial, la connectique, et bien sûr, les MedTech sur lesquels l’EPHJ mise quasi depuis sa création.

A propos de sa faculté à embellir, l’horlogerie permet à d’autres univers, parfois moins considérés, d’accroître leur attractivité et leur désirabilité. Ainsi, pouvoir accrocher à son carnet de commandes quelques prises horlogères, offre un gain en prestige à toute société active dans d’autres domaines. Au total, sur les plus de huit cents exposants – dont 90% sont des PME –  tous vont d’un camp à l’autre, se concentrant sur l’évidence de leurs cousinages, tant du point de vue parc de machines que talents polyvalents. Et les processus innovants, les améliorations même les plus insignifiantes, trouvent le moyen de se traduire, de s’adapter aux autres champs d’application.

Transferts bidirectionnels

A l’image du rotor bidirectionnel, ce composant horloger qui permet le remontage d’une montre automatique par la transformation en énergie des mouvements de son porteur, les transferts technologiques se font dans les deux sens. L’horlogerie est donc emprunteuse aussi. Ne serait-ce que dans le domaine des matériaux, où, peu gourmande en volumes, elle n’hésite pas à intégrer et adapter à ses besoins les avancées et découvertes réalisées dans les autres secteurs. Elle y fait régulièrement son marché.

L’or rose par exemple, devenu la référence du bon goût, vient de l’industrie dentaire. Les exemples sont multiples, ils jalonnent une histoire contemporaine horlogère qui a survécu à des crises meurtrières. Des crises qui auraient été plus supportables si les entreprises avaient eu quelques vitales bouffées d’oxygène en provenance d’autres débouchés. Il s’agit là d’un souci de toujours chez les horlogers, comme l’incarne l’entrepreneur Luc Tissot qui, en 1978 déjà, après avoir transformé un étage de sa Manufacture au Locle en centre de fabrication de pacemakers a été le premier à introduire les MedTech dans l’arc-jurassien.

Luc Tissot, l’incarnation horlogerie-Medtech

«La fondation de Precimed et sa coopération avec la manufacture horlogère incarnent un exemple de « shared value » entre deux entreprises, Tissot et Precimed (ndlr. l’actionnariat était conjointement Hoffman La Roche et Luc Tissot). Ainsi, à partir d’un savoir-faire accumulé pendant des décennies, celui de la manufacture horlogère, une chaîne de nouveaux produits a vu le jour», détaille ce grand capitaine d’industrie qui, retour au bercail, vient d’acquérir la marque Milus tout en conjuguant, au travers de sa Fondation, d’autres réussites. Comme ensuite l’aventure Medos devenue J&J (1983), le développement d’une valve hydrocéphalique programmable qui permet d’éviter de réopérer un patient lorsqu’on veut modifier la pression de son cerveau afin de prévenir la démence, les compétences horlogères ont évidemment été un atout.

Ou encore, et le projet démarré en 2010 vient d’aboutir, une première mondiale issue de 8 ans de développement: approché par une université écossaise ayant déposé un brevet pour la mesure de la pression de l’œil en continu, en vue de détecter les sauts de pression qui détruisent le nerf optique et rendent aveugle du fait du glaucome, l’horloger participe au développement d’une lentille intelligente (photo en haut). Rappelons que le glaucome est la deuxième cause de cécité dans le monde.

Plus récemment, en plein crise covidienne, juste avant l’arrivée de The Carlyle Group en tant que nouvel investisseur, le groupe Acrotec annonçait lors d’une conférence de presse à Cortaillod avoir particulièrement bien supporté le choc grâce à la diversification de sa vingtaine de sociétés. Il n’est pas le seul. En parcourant le terreau de la cotraitance horlogère, comme les colonnes de cette newsletter, les exemples de sociétés horlogères ayant pu s’introduire dans d’autres secteurs se sont multipliés dans le contexte pandémique ambiant. A La Chaux-de-Fonds par exemple, l’investissement d’AB Concept dans une machine 3D de dernière génération a permis à Julien Bouchet de décrocher des clients dans l’automobile entre autres.

Les normes, le passage obligé

Le va-et-vient entre entreprises du secteur horloger et acteurs des Medtech connaît toutefois quelques frontières rédhibitoires, mais pas infranchissables: la barrière de la certification, matériaux, procédés, conditionnements inclus. L’effort est certain, il doit être consenti. Ainsi, lorsque la bicentenaire Pierhor-Gasser annonce après deux ans d’effort avoir obtenu la certification ISO 13485, un sésame basé sur les critères d’exigence des systèmes de management de la qualité et de la sécurité de ses composants pour dispositifs médicaux, elle incarne un message d’espoir très motivant pour l’avenir des entreprises.

Ce message circule d’ailleurs déjà dans les allées de l’EPHJ depuis que la plus grande manifestation annuelle de Suisse a choisi d’ouvrir ses mètres carrés aux Medtech. Depuis aussi qu’elle y décerne annuellement, conjointement avec la Fondation Inartis, son Prix Challenge Watch Medtech Innovation, booster représentatif de l’accélération de ces précieux transferts.

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